DU DANGER DE VOYAGER AU MAROC EN 1883
LE VICOMTE, CONNU SOUS LE NOM DE JOSEPH ALEMAN PARLE DE SON VOYAGE DANS LA VALLÈE DE L’IMINI ET DANS D’AUTRES RÉGIONS VOISINES IL Y A 126 ANS :
Le croquis au crayon a été dessiné par le Vicomte en 1883
Il s'agit de la coiffure d'une jeune fille juive de l'Atlas.
« À la veille d’entreprendre mon voyage se dressaient deux questions : quel itinéraire adopter ? quels moyens prendre pour pouvoir le suivre ?
La première question se résolvait naturellement : il fallait, autant que possible, ne passer que par des contrées encore inexplorées et, parmi celles-ci, choisir les régions qui, soit par leurs accidents physiques, soit par leurs habitants, paraissaient devoir présenter le plus d’intérêt.
Restait la seconde question : quel moyen employer ? Pourrait-on voyager comme européen ? Faudrait-il se servir d’un déguisement ? Il y avait lieu d’hésiter ; d’une part, me donner pour ce que je n’étais pas me répugnait; de l’autre les principaux explorateurs du Maroc, René Caillé, MM. Rohfls et Lenz, avaient voyagé déguisés et déclaraient cette précaution comme indispensable : c’était aussi l’opinion de nombreux Musulmans marocains que je consultai avant mon départ. Je m’arrêtai au parti suivant : je partirai déguisé…
Restait à faire un choix parmi les déguisements qu’on pouvait prendre. Il n’y a que deux religions au Maroc. Il fallait à tout prix être de l’une d’elles..
SERAIT-ON MUSULMAN OU JUIF ?
Coifferait-on le turban ou le bonnet noir ? René Caillé, MM. Rohlfs et Lenz avaient tous opté pour le turban. Je me décidai au contraire pour le bonnet. Il me sembla que ce (costume), en m’abaissant, me ferait passer plus inaperçu, me donnerait plus de liberté. Je ne me trompai pas. Durant tout mon voyage, je gardai ce déguisement et je n’eus lieu que de m’en féliciter. S’il m’attira parfois de petites avanies, j’en fus dédommagé, ayant toujours mes aises pour travailler : pendant les séjours, il m’était facile, dans l’ombre des mellahs, et de faire mes observations astronomiques et d’écrire des nuits entières pour compléter mes notes ; dans les marches, nul ne faisait attention, nul ne daignait parler au pauvre Juif qui, pendant ce temps, consultait tour à tour boussole, montre, baromètre, et relevait le chemin qu’on suivait ; de plus , en tous lieux, j’obtenais par mes « cousins », comme s’appellent entre eux les Juifs du Maroc, des renseignements sincères et détaillés sur la région où je me trouvais. Enfin j’excitais peu de soupçons : mon mauvais accent aurait pu en faire naître ; mais ne sait-on pas qu’il y a des Israélites de tous pays ? Mon travestissement était d’ailleurs complété par la présence à mes côtés d’un Juif authentique (…) Je l’avais pris à mon service et le gardai durant tout mon voyage(…) Son office consistait, d’abord à jurer partout que j’étais un rabbin, puis à se mettre en avant dans toutes les relations avec les indigènes, de manière à me laisser le plus possible dans l’ombre ; enfin à me trouver toujours un logis solitaire où je pusse faire mes observations commodément, et, en cas d’impossibilité, à forger les histoires les plus fantastiques pour expliquer l’exhibition de mes instruments ."
LES JUIFS MAROCAINS, TOUS COMMERCANTS
"Malgré tant de précautions, je ne prétends pas que mon déguisement ait été impénétrable. Dans les quatre ou cinq points où je séjournais longtemps, ni mon bonnet noir, ni mes nouâders ( les deux longues mèches de cheveux que les Juifs marocains laissent pousser auprès des tempes ), ni les serments ne servirent de rien : la population juive s’aperçut tôt ou tard que j’étais un faux frère ; mais une seule fois cela pensa me mettre en un sérieux péril ; en général, les Juifs marocains, tous commerçants, appelés fréquemment par leurs affaires dans les ports où ils trouvent nos consuls, ont avantage à être en bonne relation avec les Chrétiens, surtout avec les Français. Aussi gardaient-ils religieusement le secret qu’ils avaient découvert ; rien ne transpirait en dehors du mellah. (…) Quant aux Musulmans, ils ne m’arriva que bien rarement de leur inspirer des soupçons..
Il y a une portion du Maroc où l’on peut voyager sans déguisement, mais elle est petite. Le pays se divise en deux parties : l’une soumise au Sultan ( Hassan 1er ) d’une manière effective (blad el makhzen), où les Européens circulent ouvertement et en toute sécurité ; l’autre, quatre ou cinq fois plus vaste, peuplée de tribus insoumises ou indépendantes (blad es siba), où personne ne voyage en sécurité et où les Européens ne sauraient pénétrer que travestis. Les cinq sixième du Maroc sont donc entièrement fermés aux Chrétiens ; ils ne peuvent y entrer que par la ruse et au péril de leur vie. »
C’est ainsi que le Vicomte prit le nom et l’habit du rabbin Joseph Aleman pour explorer le pays au péril de sa vie, étudier sa géographie et laisser des notes d'une grande valeur pour les historiens du Maroc.
LA PRATIQUE DE L’ANAÏA POUR LES VOYAGES COURTS
Le Vicomte nous explique ce qui se pratiquait en 1883 :
« Dans toutes les tribus indépendantes du Maroc, ainsi que dans celles qui sont imparfaitement soumises, la manière de voyager est la même. On demande à un membre de la tribu de vous accorder son anaïa, « protection», et de vous faire parvenir en sûreté à tel endroit que l’on désigne : il s’y engage moyennant un prix qu’on débat avec lui, setata : la somme fixée, il vous conduit ou vous fait conduire par un ou plusieurs hommes jusqu’au lieu convenu ; là on ne vous laisse qu’en mains sûres, chez des amis auxquels on vous recommande. Ceux-ci vous mèneront ou vous feront mener plus loin dans les mêmes conditions : nouvelle anaïa, nouvelle zetata, et ainsi de suite. On passe de la sorte de main en main jusqu’à l’arrivée au terme du voyage. Ceux qui composent l’escorte sont appelés zetat… L’usage de l’anaïa forme une des principales sources de revenus des familles puissantes. C’est à elles en effet que les voyageurs s’adressent de préférence, la première condition chez un zetat étant la force de faire respecter son protégé. Il y a une seconde qualité non moins essentielle qu’il faut chercher en lui : c’est la fidélité. En des lieux où il n’y a ni lois ni justice d’aucune sorte, où chacun ne relève que de soi-même, des zetats peuvent piller, égorger, chemin faisant, les voyageurs qu’ils avaient promis de défendre, nul n’a un mot à leur dire, nul n’a un reproche à leur faire ; c’est un accident contre lequel rien au monde ne peut garantir : une fois en route avec des zetats, on est entièrement à leur merci. Aussi faut-il les choisir avec la plus grande prudence et, avant de demander à un homme son anaïa, s’informer minutieusement de sa réputation. »
Pour les voyages plus long il existait une autre coutume : la debiha. Elle permettait de protéger les étrangers à la région. Cependant les debihas n'étaient pas toujours respectées, ce qui rendait le commerce et les voyages dangereux. Voir les écrits du Vicomte: Reconnaissance au Maroc édité en 1888 par la Société d'Editions géographiques. pages 130-133.
L’IMPORTANCE DES COMMUNAUTÉS JUIVES IL Y A 126 ANS, L’EXEMPLE D’UN VILLAGE PROCHE DE TIKIRTE (2 jours de marche)
Ce croquis du Vicomte a été dessiné depuis le mellah de Tazenakht qui était relativement important en 1878 avant les quatre années de sécheresse.
« À trois heures et demie du soir, j’arrive au gros village de Tazenakht. Peu de voyageurs sur mon chemin. Je n’ai rencontré de la journée que trois petites caravanes. Le chef de l’une d’elles entra en longs pourparlers avec les gens de mon escorte : il désirait me piller, leur proposait de faire la chose de concert et leur offrait la moitié du butin. Ne leur était-ce pas plus avantageux que de continuer, sot métier, à faire cortège à un Juif ? Mes hommes, qui avaient des préjugés, repoussèrent sa demande. Aucun terme ne lui parut trop fort pour exprimer combien il les trouvait ridicules. » Une autrefois il fut réellement agressé et faillit perdre la vie, malgré la debiha.
« L’aspect de Tazenakht est triste ; on ne voit que maisons à demi démolies, pans de murs croulants ; les ruines occupent au moins les deux tiers de la surface. C’est l’œuvre de la famine ; quatre années de sécheresse ont produit ce résultat ; il y a quatre ans, vivaient ici 300 familles, moitié de Musulmans, moitié d’Israélites ; un grand commerce y apportait la richesse ; le khemis, marché célèbre dans le sahara entier, était le rendez-vous de toutes les tribus voisines : on y venait en foule du Sous, du Dra, du Telouet même et des Ida ou Blal ; depuis quatre ans, point d’eau, point de récoltes : les ressources se sont épuisées, les provisions ont manqué, il a fallu émigrer ; plus de la moitié des habitants a déserté ; aujourd’hui la population est réduite à 80 familles musulmanes et 55 juives. La décadence s’est mise en tout : le commerce est devenu à peu près nul ; le marché, si animé jadis, est désert. C’est la disette de grains dans les tribus voisines, surtout chez les Zenâga, qui a semé ce désastre… »
D’après les chiffres indiqués par le Vicomte on constate que les Juifs étaient à peine moins nombreux que les Musulmans et que le Mellah était proche de la demeure du Chikh ez Zanifi.
Beaucoup auront compris l'intérêt de ces notes pour l'histoire de la région. Seulement quelques extraits ont été présentés ici. L'auteur de ces croquis et de ces notes n'est autre que le Vicomte Charles de Foucauld avant qu'il ne devienne le Père Charles de Foucauld. On trouvera des morceaux choisis chez l'Editeur arabo-berbère : A la croisée des chemins --> Reconnaissance 1883-1884